je voulais vous faire découvrir ce texte d'un poête français du XIXème... toujours d'actualité!
Francis Jammes (1838-1938)
Le paradis des bêtes
Un pauvre cheval vieux, attelé à un coupé, sommeillait, par un minuit pluvieux, devant la porte d’un restaurant borgne où riaient des femmes et des jeunes gens.
Et la pauvre rosse plate, la tête tombante, les jambes faibles, triste à faire mourir, attendait là que le bon plaisir des débauchés lui permît de regagner sa misérable écurie puante.
Tout à coup, il tomba roide-mort sur le pavé gluant. Il arriva à la porte du ciel. Un grand savant qui attendait que saint Pierre vint lui ouvrir dit au cheval :
-Que viens-ru faire ici ? Tu n’as pas le droit d’entrer au ciel. Moi, j’en ai le droit, parce que je suis né d’une femme.
Et la pauvre rosse lui répondit :
-Ma mère était une douce jument. Elle est morte, vieille et usée par des sangsues. Je viens demander au Bon Dieu si elle est ici.
Alors la porte du ciel s’ouvrit à deux battants et le Paradis des animaux apparut.
Et le vieux cheval reconnut sa mère qui le reconnut.
Elle lui fit honneur en hennissant. Et, quand ils furent tous deux en la grande prairie divine, le cheval eut une grande joie en reconnaissant ses anciens compagnons de misère et les voyant à jamais heureux.
Il y avait ceux qui trainèrent des pierres en glissant sur les pavés des villes, qui furent roués de coups et s’affaissèrent avec le poids des chariots sur eux ; il y avait ceux qui, les yeux bandés, tournèrent, dix heures par jour, le manège des chevaux de bois ; les juments qui, dans les courses de taureaux, passèrent devant les jeunes filles qui regardaient, roses de joie, les intestins de ces bêtes douloureuses balayer le sable chaud de l’arène. Il y en avait d’autres et d’autres.
Et tous paissaient éternellement dans la plaire de la divinité tranquille.
D’ailleurs les autres animaux étaient heureux aussi. Les poissons nageaient sans craindre le pêcheur ; l’oiseau volait sans redouter le chasseur. Et tout était ainsi.
Il n’y avait pas d’homme dans ce paradis.